Rupture de la période d’essai et discrimination : le temps de la raison
Pour les étudiants en

Un article de Dorothée Gaire Simonneau, Maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), paru dans les Cahiers sociaux du 1er mai 2018 (en accès libre et gratuit via votre ENT)
La cour d’appel de Paris offre une application jurisprudentielle inédite du principe de non-discrimination à la période d’essai en raison de deux motifs discriminatoires. Est ainsi déclarée nulle la rupture de la période d’essai fondée sur l’état de santé et l’orientation sexuelle supposée du salarié.
CA Paris, pôle 6, ch. 10, 21 févr. 2018, no 16/02237
Extrait :
(...)
Comme éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte telle que définie par l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 par l'article 4-IV de la loi du 6 août 2012 tant en ce qui touche son orientation et identité sexuelle que son état de santé, Monsieur… expose qu'il a été engagé le 11 septembre 2014, qu'aucune remarque ne lui a été adressée sur la qualité de ses prestations ou sur son comportement professionnel, qu'il a été absent en raison d'un problème de santé le 6 octobre 2014, que le 7 octobre 2014 correspondant sur le planning à un jour de repos, il a reçu un sms rédigé par la manager ainsi libellé « je ne garde pas… , je le préviens demain. On fera avec des itinérants en attendant, je ne le sens pas ce mec, c'est un PD, ils font tous des coups de putes ». Il ajoute que le lendemain, soit le 8 octobre 2014, il s'est présenté à son poste, que la manager, Madame… auteur du sms, et le co-manager lui ont effectivement signifié la fin de sa période d'essai et lui ont précisé qu'il était intolérable d'avoir été souffrant une journée.
Il communique la transcription faite par un huissier de justice du sms du 7 octobre 2014 rédigé par la manager. La notification de la rupture de la période d'essai, le lendemain même de l'envoi de ce sms lors de la reprise de son poste lui a bien été adressée. Si le salarié n'apporte pas d'élément pour étayer les prétendus propos de ses managers lors de l'entretien du 8 octobre 2014, l'allusion faite « aux coups de putes » dans le sms alors qu'il avait été absent pour un problème de santé le 6 octobre 2014 révèle un reproche à cet égard.
Ces faits, pris dans leur ensemble, laissent présumer l'existence d'une discrimination en lien avec l'orientation sexuelle supposée du salarié et avec son état de santé.
Après avoir rappelé que conformément aux dispositions de l'article L. 1221-20 du code du travail, la période d'essai permet à l'employeur d'évaluer les compétences du salarié dans son travail et de mettre fin à la période d'essai, L'EURL Mathurins conteste toute discrimination au détriment de Monsieur tant en lien avec son état de santé qu'avec son orientation ou son identité sexuelle présumée.
Elle précise que pendant presque un mois, la manager avait pu évaluer les compétences professionnelles de Monsieur… , qu'elle avait constaté que son niveau technique était trop juste pour satisfaire la clientèle très exigeante du salon de coiffure situé dans le 8 ème arrondissement de Paris.
Pour en justifier, l'EURL Mathurins communique plusieurs attestations.
- Madame… , atteste que « Monsieur… ne correspondait pas au profil qu'elle recherchait pour la société », qu'il « n'était pas un mauvais coiffeur mais encore un peu juste pour une clientèle exigeante ». - Madame… expose que « Monsieur… était assez juste professionnellement avec un rythme très lent », qu’« elle a eu quelque retour de clientes qui n'étaient pas satisfaites ».
- Madame… écrit que « Monsieur… s'est mal adapté à l'équipe, peu mature pour un poste de coiffeur, vu sa jeune expérience étant donné l'exigence de la clientèle de ce salon » Selon d'autres témoins, ( Mesdames… , Monsieur… ) il était « très effacé et pas communicant, pas intégré à l'équipe, ne se livrait pas aux autres, était assez en retrait, préférait s'isoler de l' équipe, pas très social, dégageait quelque chose de faux pas sincère, ne s'impliquait pas, ne voulait pas faire les tâches de nettoyage de peignes du salon, des serviettes »
L'attestation de Madame… à l'origine de la décision de le licencier en tant qu'employeur ne présente aucune valeur probante, l'EURL Mathurins ne pouvant se constituer ainsi une preuve à soi-même.
Les autres témoignages émanent des salariés de l'EURL Mathurins tous soumis au pouvoir de direction de leur employeur et ont dans ce contexte une force probante limitée.
En réalité, le lien opéré par la manager elle-même aux termes du sms du 7 octobre, entre sa décision de ne pas conserver Monsieur… au sein du salon et de lui en faire l'annonce dès son retour à son poste le lendemain et le motif qu'elle expose à savoir « je ne le sens pas, c'est un PD, ils font tous des coups de putes » révèle que le véritable motif de la rupture de la période d'essai n'était pas en lien avec ses aptitudes professionnelles mais avec son absence au cours de la journée du 6 octobre pour un problème de santé, vécue par ce manager comme une manœuvre déloyale, « qualifiée de coup de putes » de la part de Monsieur…, manœuvre selon elle, habituelle de la part de personnes ayant une même orientation ou identité sexuelle supposée.
L'employeur ne justifie pas au regard de cette explication donnée par la manager elle-même que sa décision de mettre fin à la période d'essai repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en lien avec la santé et l'orientation ou l'identité sexuelle supposée de Monsieur….
La rupture de la période d'essai est dans ces conditions nulle comme reposant sur des motifs discriminatoires.
CA Paris, pôle 6, ch. 10, 21 févr. 2018, no 16/02237 (en accès libre et gratuit via votre ENT)
Passée l’émotion du jugement du conseil de prud’hommes de Paris du 16 décembre 2015 (RG n°14/14901) où on a pu lire, qu’ « en se plaçant dans le contexte du milieu de la coiffure, (…) le terme de « PD » employé par la manager ne peut être retenu comme propos homophobe car il est reconnu que les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles, notamment dans les salons de coiffure féminins, sans que cela ne pose de problème » ; la cour d’appel de Paris rend aujourd’hui une décision qui doit être soulignée.
En l’espèce, un salarié s’estime victime d’une discrimination fondée sur son orientation sexuelle et sur son état de santé. Recruté en qualité de coiffeur en contrat à durée indéterminée le 11 septembre 2014, il reçoit de sa supérieure hiérarchique (par erreur) le 7 octobre 2014, alors qu’il est en repos suite à la prise d’une journée d’arrêt de travail, un SMS ainsi libellé : « Je ne garde pas (…), je le préviens demain. On fera avec des itinérants en attendant, je ne le sens pas ce mec, c’est un PD, ils font tous des coups de putes ». À son retour, le lendemain de l’envoi du SMS, la rupture de la période d’essai lui est notifiée.
Le raisonnement des juges de la cour d’appel est irrévocable. « Ces faits, pris dans leur ensemble, laissent présumer l’existence d’une discrimination en lien avec l’orientation sexuelle supposée du salarié et avec son état de santé (…) La rupture de la période d’essai est dans ces conditions nulle comme reposant sur des motifs discriminatoires ».
Les occasions pour rappeler l’application du principe de non-discrimination à la période d’essai sont rares (I), c’est pourquoi le raisonnement des juges dans cette affaire doit être regardé avec intérêt. Au-delà de sa symbolique, cet arrêt permet d’interroger plus largement le contentieux de la discrimination en raison de la qualification donnée à la rupture de l’essai (II).
I. Le caractère discriminatoire de la rupture de la période d’essai
La protection du salarié à l’essai. Selon la loi, la période d’essai désigne le laps de temps permettant tant à l’employeur d’évaluer les compétences du salarié dans son travail, que pour ce dernier de déterminer si les fonctions occupées lui conviennent (C. trav., art. L. 1221-20). Durant cette période, les règles classiques relatives à la rupture du contrat de travail ne s’appliquent pas (C. trav., art. L. 1231-1), le contrat peut ainsi être rompu par l’une ou l’autre partie sans justification. Chacune des parties dispose ainsi d’un droit de résiliation discrétionnaire sans avoir à alléguer de motif (Cass. soc., 26 juin 1986, n° 83-46058). Cependant, cette liberté de rompre trouve ses limites dans le principe de non-discrimination de l’article L. 1132-1 du Code du travail applicable à la période d’essai (Cass. soc., 16 févr. 2015, n° 02-43402). Mettre fin à la période d’essai en raison d’un motif prohibé visé par ce texte emporte la nullité de la mesure prise (C. trav., art. L. 1132-4). Toute la difficulté réside alors dans la possibilité pour le salarié victime de prouver le caractère discriminatoire de la rupture à ce stade embryonnaire de la relation de travail.
La preuve de la discrimination. Aux termes de l’article L. 1134-1 du Code du travail, lorsque le salarié présente des éléments de fait laissant présumer l’existence d’une discriminationil appartient à l’employeur de démontrer que la décision qu’il a prise est justifiée par des éléments objectifs et étrangers à toute discrimination.
Pour statuer sur la discrimination en raison de l’état de santé et en raison de l’orientation sexuelle, les juges de la cour d’appel de Paris raisonnent donc en deux temps. Tout d’abord, pour les juges, la notification de la rupture de la période d’essai le lendemain de la réception du texte du SMS laisse présumer la discrimination. En effet, ce SMS établit clairement le lien entre la rupture du contrat de travail et le motif de cette rupture. À ce titre, le Défenseur des droits (qui a présenté ses observations le jour de l’audience) constate que le SMS en cause fait expressément référence à la rupture de la période d’essai du salarié – « je ne garde pas (…) » –, au lien entre celle-ci et son homosexualité – « je ne le sens pas ce mec, c’est un PD » – et au préjugé péjoratif qui motive la rupture – « c’est un pd, ils font tous des coups de putes » (décision du Défenseur des droits n° MLD/2016-182). La manager et le co-manager vont jusqu’à signifier la fin de la période d’essai au salarié en lui précisant « qu’il est intolérable d’avoir été souffrant une journée ». Le lien avec l’état de santé est également très clair.
Il s’agit ensuite pour les juges d’apprécier les éléments de preuve apporter par l’employeur susceptibles de prouver le caractère objectif de la rupture. Les juges passent très vite sur l’argumentation de la société, qui évoque les compétences professionnelles insuffisantes du salarié pour le salon concerné et sa mauvaise intégration au sein de l’équipe en place. Pour étayer sa démonstration, l’employeur présente des attestations émanant pour la plupart des salariés de l’entreprise tous soumis à son pouvoir de direction. La cour écarte donc logiquement ces témoignages. Il faut souligner qu’aucun reproche sur la qualité du travail du salarié n’avait été évoqué avant son arrêt de travail. L’employeur ne saurait ainsi invoquer l’insuffisance professionnelle d’un salarié pour rompre la période d’essai si celle-ci n’est pas constatée avant son absence pour maladie (Cass. soc., 16 févr. 2015 préc.). De plus, la rédaction de l’article L. 1221-20 du Code du travail indique expressément que la période d’essai a pour objectif d’évaluer les compétences professionnelles du recruté, cela exclut donc également les arguments tirés de sa mauvaise intégration au sein du salon de coiffure. En effet, la rupture de la période d’essai pour un motif autre que la compétence du salarié est irrégulière (pour un exemple de rupture en raison d’un motif économique : Cass. soc., 20 nov. 2007, n° 06-42212).
Au regard de ces éléments, la manager ne justifie pas selon les juges « que sa décision de mettre fin à la période d’essai repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en lien avec la santé et l’orientation ou l’identité sexuelle supposée » du salarié. Ils qualifient donc la rupture de la période d’essai de nulle puisque reposant sur des motifs discriminatoires.
II. Le caractère vexatoire et odieux de la procédure de rupture de la période d’essai
En plus des autres demandes accordées à la victime (rappel d’heures supplémentaires et indemnités pour travail dissimulé), la cour d’appel de Paris condamne la société à verser au salarié des dommages et intérêts en lien avec la nullité de la rupture de l’essai mais également pour le préjudice moral résultant du caractère odieux et vexatoire de la procédure de rupture. Au regard de cette situation traumatisante pour une première expérience professionnelle, les juges offrent une décision cohérente et ferme qui permet de recentrer le principe de non-discrimination au cœur du débat juridique. Il ne s’agit plus de relayer un cliché (décision du Défenseur des droits préc.), mais d’appliquer sérieusement les dispositions légales en vigueur. La qualification du caractère odieux et vexatoire de la rupture découle nous semble-t-il de plusieurs éléments.
L’importance de la chronologie. L’enchaînement des faits atteste clairement du caractère humiliant et vexatoire de la rupture. Le salarié est absent une journée pour un problème de santé le 6 octobre 2014 ; le 7 octobre, jour de son repos hebdomadaire, il reçoit le SMS de sa manager ; le 8 octobre 2014, jour de la reprise de son poste, il reçoit la notification de la rupture de son essai. Sur ce point, la chambre sociale de la Cour de cassation retient, depuis un arrêt du 6 novembre 2013, la chronologie des faits comme un indice de la présomption de discrimination (Cass. soc., 6 nov. 2013, n° 12-22270 : « Qu'en se déterminant ainsi, alors que le salarié soutenait qu'un mois après avoir appris son orientation sexuelle son supérieur lui avait retiré un dossier contrairement à la volonté du client concerné et qu'à peine deux semaines après ce retrait il l'avait convoqué à un entretien préalable à son licenciement pour faute grave, la cour d'appel qui, tout en constatant que le licenciement prononcé était dépourvu de cause réelle et sérieuse, s'est abstenue de rechercher si ces éléments ne pouvaient pas laisser supposer l'existence d'une discrimination, a privé sa décision de base légale »). Ainsi, la brutalité de cette rupture associée à la chronologie des faits emporte présomption de l’existence d’une discrimination motivée par son état de santé.
Une discrimination fondée sur deux motifs. L’intérêt de la décision se trouve également dans le lien qui est fait par les juges entre la rupture de la période d’essai et les motifs discriminatoires en présence. En effet, si le contentieux interne de la discrimination en raison de l’état de santé reste nourri (Héas F., « État de santé, handicap et discrimination en droit du travail », JCP S 2011, 1279), les décisions reconnaissant la discrimination en raison de l’orientation sexuelle sont très rares (Cass. soc., 24 avr. 2013, n° 11-15204, JCP S 2013, 1311, note Boulmier D. ; Cass. soc., 9 juill. 2014, n° 12-20864, RJS 10/14, n° 666). Les juges de la cour d’appel de Paris retiennent par l’interprétation du texte du SMS le lien clair entre la rupture de la période d’essai et l’état de santé du salarié mais aussi l’orientation sexuelle supposée de celui-ci. « « Je ne le sens pas, c’est un PD, ils font tous des coups de putes » révèle que le véritable motif de la rupture de la période d’essai n’était pas en lien avec ses aptitudes professionnelles mais avec son absence pour un problème de santé vécue par ce manager comme une manœuvre déloyale (…) habituelle de la part de personnes ayant une même orientation ou identité sexuelle supposée ». Le SMS utilisé ici comme moyen de preuve écrite (Cass. soc., 23 mai 2007, n° 06-43209) et les injures qui y sont proférées permettent au juge de former sa conviction et participent ainsi directement à la qualification qu’il donnera à la procédure de rupture.
L’évaluation du préjudice. Il n’est pas aisé d’évaluer le préjudice subi par le salarié lors d’une rupture abusive de la période d’essai. La nullité de la rupture emporte, en principe, la possibilité pour ce dernier d’être réintégré au sein de l’entreprise s’il le demande. En l’espèce, la victime qui justifie avoir subi un stress post-traumatique sévère ne peut dans ces circonstances demander cette réintégration. Le juge doit donc évaluer dans un premier temps le préjudice résultant de la nullité de la rupture qui prend en compte notamment l’ancienneté du salarié, son âge et sa capacité à trouver un nouvel emploi. Dans un second temps, le juge doit étudier les circonstances entourant la rupture pour évaluer un préjudice moral distinct de celui occasionné par la perte de l’emploi du salarié. La qualification du caractère odieux et vexatoire de la procédure de rupture semble donc un choix judicieux pour permettre au salarié d’obtenir réparation. La barémisation des indemnités de licenciement (C. trav., art. L. 1235-3) ne permettant plus la réparation intégrale du préjudice des salariés, le caractère vexatoire de la rupture semble être un terrain qui ne doit plus être négligé, le contournement possible du barème pour les cas de nullité (C. trav., art. L. 1235-3-1) ne pouvant suffire à combler ce nouvel ordre établi.