Compétence juridictionnelle : du menu à la carte
Pour les étudiants en L2

Dominique Piau, avocat au barreau de Paris, ancien membre du conseil de l'Ordre, ancien président de la commission des règles et usages du Conseil national des barreaux © Lextenso 2020 (à retrouver dans la Gazette du Palais du 28 janvier 2020)
La nouvelle architecture de l’organisation judiciaire issue de la loi du 23 mars 2019 impose désormais de déterminer, en premier lieu, la compétence territoriale applicable puis, en second lieu, si la chambre de proximité ou, à défaut, le tribunal judiciaire est compétent.
L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 95 : JO, 24 mars 2019
D. n° 2019-912, 30 août 2019, modifiant le Code de l’organisation judiciaire et pris en application des art. 95 et 103 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, art. 2 : JO, 1er sept. 2019
D. n° 2019-914, 30 août 2019, modifiant le Code de l’organisation judiciaire et portant diverses adaptations pour l’application de l’art. 95 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, art. 4 : JO, 1er sept. 2019
1. Le tribunal d’instance – juridiction de proximité par excellence –, né en 1958, héritier des anciens juges de paix, meurt au 31 décembre 2020 de sa belle mort, tandis que le tribunal judiciaire, héritier du tribunal civil institué par la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, devenu tribunal de grande instance en 1958 et ayant, au 1er janvier 2019, absorbé les anciens tribunaux des affaires de Sécurité sociale et tribunaux du contentieux de l’incapacité1, devient – presque – la juridiction de droit commun de première instance ; seuls le tribunal de commerce, le conseil de prud’hommes ainsi que le tribunal paritaire des baux ruraux conservent, aujourd’hui encore, leurs spécificités.
En effet, la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice2, ainsi que la loi organique n° 2019-221, datée du même jour et relative au renforcement de l’organisation des juridictions3, ont organisé la « fusion » du tribunal de grande instance et du tribunal d’instance en une juridiction unique – le tribunal judiciaire – et ce, suivant l’exposé des motifs de la loi de programmation, afin que : « Le tribunal de grande instance [devienne] ainsi la seule juridiction compétente en matière civile en première instance, simplifiant la lisibilité de l’organisation judiciaire »4.
Il n’est toutefois pas certain que l’objectif de « simplification » ainsi affiché se soit traduit sur le plan processuel par une simplification des compétences juridictionnelles, bien au contraire.
Les tribunaux de grande instance vont ainsi devenir des tribunaux judiciaires, juridictions de droit commun dont le principe de la compétence résiduelle – qui fait que toutes les affaires civiles et commerciales pour lesquelles compétence n’est pas attribuée, en raison de la nature de la demande, à une autre juridiction relèvent de sa compétence – est maintenu5. Les anciens tribunaux d’instance situés dans la même ville qu’un tribunal de grande instance seront absorbés par le nouveau tribunal judiciaire, tandis que dans les villes ne comportant qu’un tribunal d’instance, celui-ci deviendra une chambre de proximité du tribunal judiciaire, dénommée « tribunal de proximité ».
2. Une nouvelle fonction, celle de juge des contentieux de la protection (JCP), est créée, en lieu et place de l’ancienne fonction de juge en charge d’un tribunal d’instance6. Il est prévu qu’il y ait au moins un JCP dans chaque tribunal judiciaire. Ce juge exercera les fonctions des anciens juges des tutelles des majeurs et aura à connaître non seulement des contentieux relatifs à la protection des majeurs7, mais également des litiges en matière de crédit à la consommation, de surendettement, de fichier des incidents de paiement (FICOBA), ainsi qu’en matière de contentieux du bail et de l’occupation des immeubles à fin d’habitation et d’expulsion8.
Ce juge des contentieux de la protection coexistera désormais aux côtés du juge de l’expropriation, du juge aux affaires familiales, du juge des enfants et du juge de l’exécution (JEX), dont les fonctions et champs de compétences demeurent inchangés, étant cependant précisé que le JEX devient compétent en matière de saisies sur les rémunérations9.
3. Différents textes d’août10, septembre11 et décembre 201912 sont venus modifier les dispositions, notamment du Code de l’organisation judiciaire, afin de mettre en œuvre la nouvelle architecture à compter du 1er janvier 2020, et ce dans des délais pour le moins contraints.
Globalement, les anciennes compétences des tribunaux d’instance qui n’ont pas été transférées au nouveau JCP ou au JEX ont été maintenues au niveau des chambres de proximité des tribunaux judiciaires, à l’exception d’une grande partie du contentieux électoral13, et ce sous la précision que le taux de compétence demeure fixé à 10 000 €, tandis que le taux de ressort a été porté de 4 000 € à 5 000 €14.
4. Il ne devrait donc pas y avoir, sur un strict plan théorique, de bouleversement majeur dans la recherche de la juridiction compétente devant être saisie. Mais, en pratique, les choses risquent de s’avérer plus compliquées dans la mesure où, si toutes les implantations actuelles des tribunaux de grande instance (devenus tribunaux judiciaires avec leur pôle civil de proximité destiné à accueillir les contentieux relevant, dans leur ressort, des chambres de proximité) et des tribunaux d’instance (devenus chambres de proximité du tribunal judiciaire idoine) sont maintenues, les textes prévoient une série de déconcentrations et reconcentrations des contentieux « à la carte » qui nécessiteront une vigilance permanente de la part du praticien.
En premier lieu, les tribunaux judiciaires, outre ceux qui se sont déjà vu attribuer des compétences nationales dans des matières spécifiques (en matière de propriété intellectuelle, notamment), pourront faire l’objet d’une spécialisation départementale afin de connaître seuls, dans l’ensemble d’un département où existent plusieurs tribunaux judicaires, de certaines des matières civiles dont la liste est déterminée par décret en Conseil d’État, en « tenant compte du volume des affaires concernées et de la technicité de ces matières »15. Ces regroupements seront effectués suivant décision du premier président de la cour d’appel du ressort prise après avis des chefs de juridiction et consultation des conseils de juridiction concernés et publiée au Journal officiel16.
Il sera également possible d’envisager, « lorsque leur proximité géographique et les spécificités territoriales le justifient », des spécialisations pluri-départementales17, et ce sur proposition du premier président de la cour d’appel et du procureur général près cette cour, après avis des chefs de juridiction et consultation des conseils de juridiction concernés.
En second lieu, les chambres de proximité créées, majoritairement sur les lieux d’implantation des anciens tribunaux d’instance là où il n’y avait pas de tribunal de grande instance, conservent donc, pour l’essentiel, les compétences matérielles des anciens tribunaux d’instance18.
Il est toutefois prévu des chambres de proximité à compétences spécifiques, notamment, outre des spécificités dues à l’application du droit local en Alsace-Moselle19, en matière de tutelle des mineurs et de droit de la famille en ce qui concerne certaines villes20, ainsi que la possibilité pour les chambres de proximité de se voir attribuer des compétences matérielles supplémentaires21 sur décision du premier président et du procureur général de la cour d’appel ressort rendue après avis des chefs de juridiction et consultation des conseils de juridiction concernés et publiée au Journal officiel22.
Il sera donc nécessaire, avant de saisir un tribunal judiciaire, de s’assurer que celui-ci n’a pas fait l’objet d’une restriction de sa compétence au profit soit d’un autre tribunal judiciaire du ressort de la cour d’appel, soit d’une chambre de proximité de ce même tribunal.
Pour ce faire, si une lecture attentive des annexes tableau IV-II et tableau IV-III de l’article D. 212-19-1 du Code de l’organisation judiciaire sera toujours nécessaire, elle ne sera point suffisante : il faudra également s’assurer qu’il n’existe pas de décision publiée au JO impactant la compétence du tribunal judiciaire en cause au profit d’un autre tribunal judiciaire ou d’une chambre de proximité.
5. Aucune uniformisation n’étant prévue en la matière, puisqu’il s’agit de prendre en compte la spécificité de chaque « territoire » concerné, suivant l’exposé des motifs qui précise, de manière très poétique, que « les chefs de cours, en lien avec les chefs de juridictions, sont chargés de proposer l’organisation la plus performante dans les départements de leur ressort comportant plusieurs tribunaux de grande instance afin d’adapter au mieux l’organisation judiciaire à la réalité du besoin de justice sur un territoire donné »23, il pourra donc, théoriquement, exister autant de compétences particulières que de tribunaux judiciaires soit 173) et de chambres de proximité (soit 307) de ces mêmes tribunaux judiciaires.
L’on comprend ainsi aisément que la nouvelle carte des compétences juridictionnelles puisse rapidement devenir indigeste et source de chausse-trappes procédurales, et l’on espère que les chefs de juridictions sauront faire un usage modéré, concerté et surtout pérenne des pouvoirs qui leur sont ainsi attribués.
La nouvelle architecture de l’organisation judiciaire issue de la loi du 23 mars 2019 impose donc désormais de déterminer, en premier, lieu la compétence territoriale applicable puis, en second lieu, si la chambre de proximité ou, à défaut, le tribunal judiciaire est compétent.
À cet égard, il a été prévu la possibilité de régler la question de la compétence au sein d’un même tribunal judiciaire en permettant au juge initialement saisi d’une affaire de la renvoyer, d’office ou à la demande d’une partie, au juge estimé compétent, ce par simple mention au dossier. La compétence du juge à qui l’affaire aura ainsi été renvoyée pourra être remise en cause par ce juge ou une partie dans un délai de 3 mois ; dans ce cas, le juge devra renvoyer l’affaire, toujours par simple mention au dossier, au président du tribunal judiciaire qui renverra in fine l’affaire au juge qu’il désignera par une décision insusceptible de recours. Les parties auront, toutefois, toujours la faculté de contester la compétence du juge définitivement désigné dans le cadre de la procédure suivie devant lui en interjetant appel devant la cour d’appel, suivant le droit commun en la matière24.
6. Par ailleurs, il convient d’indiquer qu’une juridiction nationale de traitement dématérialisé des injonctions de payer25 sera mise en place à compter du 1er janvier 202126. Un décret devra désigner le tribunal judiciaire en charge de ce contentieux, étant précisé que le traitement des oppositions aux ordonnances portant injonction de payer tendant exclusivement à l’obtention de délais de paiement sera traité selon une procédure dématérialisée.
7. Enfin, on notera qu’il est prévu, au niveau de l’appel, outre les spécialisations déjà existantes (en matière de droit de la concurrence ou de tarification notamment), la possibilité de mettre en place une spécialisation régionale des cours d’appel27. Cette possibilité concerne un certain de nombre de matières fixées par décret28 et fera l’objet d’une expérimentation dans le ressort de deux cours d’appel qui seront désignées prochainement par décret29.
8. C’est ainsi donc que l’on a voulu « renforcer les garanties d’une justice de qualité pour les citoyens, tout en maintenant l’accessibilité de la justice dans le département »30 – sommes-nous censés croire. En réalité, l’analyse de la réforme opérée par la loi du 23 mars 2019 sur le plan de la compétence juridictionnelle laisse clairement entrevoir qu’elle n’est qu’une réforme intermédiaire, obéissant avant tout à une logique d’optimisation des coûts pour l’État et préfigurant, dans la suite d’un mouvement entamé depuis 200931, une reconfiguration par voie réglementaire de la carte judiciaire32, avec ou sans considérations électorales33.
Du menu à la carte, dont nous n’avons pour l’instant que le hors-d’œuvre, l’on est légitimement en droit de penser que l’association des plats risque de se révéler indigeste pour le praticien, et que la simplification purement comptable ainsi opérée ne soit qu’un cache-misère des difficultés plus matérielles que structurelles auxquelles doivent faire face, à leurs détriments, l’ensemble des acteurs de la justice.
Notes de bas de page
1 – L. n° 2016-1547, 18 nov. 2016, de modernisation de la justice du XXIe siècle, art. 12.
2 – L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ; Ord. n° 2019-738, 17 juill. 2019, prise en application de l’art. 28 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 précitée.
3 – L. org. n° 2019-221, 23 mars 2019, relative au renforcement de l’organisation des juridictions.
4 – Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (JUST1806695L), exposé des motifs.
5 – COJ, art. L. 211-3 et COJ, art. R. 211-3.
6 – L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 95.
7 – COJ, art. L. 213-4-2.
8 – COJ, art. L. 213-4-2 et s.
9 – COJ, art. L. 213-6 et C. trav., art. R. 3252-40 ; v. D. n° 2019-1509, 30 déc. 2019, révisant le barème des saisies et cessions des rémunérations.
10 – D. n° 2019-921, 30 août 2019, portant dispositions statutaires relatives à la magistrature pris en application de la loi organique n° 2019-221 du 23 mars 2019, modifie ainsi le décret n° 93-21 du 7 janv. 1993 pris pour l’application de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 déc. 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature.
11 – D. n° 2019-912, 30 août 2019, modifiant le Code de l’organisation judiciaire et pris en application des art. 95 et 103 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ; D. n° 2019-913, 30 août 2019, pris en application de l’art. 95 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 ; D. n° 2019-914, 30 août 2019, modifiant le Code de l’organisation judiciaire et portant diverses adaptations pour l’application de l’art. 95 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019.
12 – D. n° 2019-1339, 11 déc. 2019, relatif à l’expérimentation prévue à l’art. 106 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
13 – COJ, art. R. 211-3-13 et s.
14 – COJ, art. R. 211-3-24.
15 – COJ, art. L. 211-9-3, I.
16 – COJ, art. R. 211-4.
17 – COJ, art. L. 211-9-3, III.
18 – COJ, art. D. 212-19-1, annexe tableau IV-II.
19 – C’est le cas de Guebwiller, Sélestat, Thann, Molsheim, Haguenau, Illkirch-Graffenstaden, Schiltigheim, Sarrebourg et Saint-Avold ; COJ, art. D. 212-19-1, annexe tableau IV-III.
20 – Il s’agit de Marmande, Dole, Millau, Guingamp, Saint-Laurent-du-Maroni et Saint-Martin ; COJ, art. D. 212-19-1, annexe tableau IV-III.
21 – COJ, art. L. 212-8.
22 – COJ, art. D. 212-19-2.
23 – Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (JUST1806695L), exposé des motifs.
24 – CPC, art. 82-1 ; D. n° 2019-1333, 11 déc. 2019, réformant la procédure civile.
25 – COJ, art. L. 211-7.
26 – Décret à paraître.
27 – L. n° 2019-222, 23 mars 2019, art. 106.
28 – D. n° 2019-1339, 11 déc. 2019, relatif à l’expérimentation prévue à l’art. 106 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
29 – Décret à paraître.
30 – Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (JUST1806695L), exposé des motifs.
31 – D. n° 2008-145, 15 févr. 2008, modifiant le siège et le ressort des tribunaux d’instance, des juridictions de proximité et des tribunaux de grande instance ; D. n° 2008-146, 15 févr. 2008, modifiant le siège et le ressort des tribunaux de commerce.
32 – V. Cour des comptes, La réforme de la carte judiciaire : une réorganisation à poursuivre, rapp. annuel 2015 ; Cour des comptes, L’inadaptation des ressorts des cours d’appel, référé n° S2019-1195, 30 avr. 2019.
33 – Ici encore, rien de très nouveau, v. D. n° 2013-1258, 27 déc. 2013, modifiant l’organisation judiciaire.