L'animal à l'épreuve de la propriété intellectuelle
Pour les étudiants en
Le singe, le photographe et la construction du droit. Réflexions sur l’opportunité et les conséquences de la création d’un statut juridique de l’animal à partir de l’affaire du singe Naruto.
Article de Patrice LE MAIGAT (Maître de conférences à l’université de Rennes 1), paru dans les Petites affiches du 25 avril.
Selfie (1) or not selfie ? Un singe peut-il être le propriétaire d’une photo, et par extension un animal peut-il être titulaire de droits ? Telle est l’épineuse question à laquelle doivent désormais répondre les juristes après cette surprenante histoire de selfie opposant depuis 2011 un singe et un photographe dont l’affaire a pris une surprenante tournure judiciaire à la suite de la plainte déposée par l’association américaine de défense des animaux PETA (2) au nom de Naruto, un macaque noir d’Indonésie, afin que l’animal soit reconnu propriétaire de ses clichés photographiques.
Le Tribunal fédéral de San Francisco, saisi de l’affaire en raison d’un vide juridique selon lequel « la loi américaine sur les droits d’auteur n’interdit pas à un animal de détenir la propriété intellectuelle, et puisque Naruto a pris la photo, les droits lui en reviennent, comme ce serait le cas pour un humain », vient de trancher en faveur du photographe par une décision en date du 6 janvier 2016, indiquant qu’il n’y avait aucune raison d’étendre le droit d’auteur aux animaux, confortant ainsi la position du bureau américain du Copyright qui a déclaré en décembre 2014 que « les travaux créés par des non-humains n’étaient pas sujets du droit d’auteur ».
Cette ubuesque affaire, loin d’être terminée au niveau de la justice américaine (3) n’est pas simplement anecdotique et ouvre également dans l’ordre juridique français, de nouvelles et intéressantes perspectives de réflexions sur l’opportunité et les conséquences de l’introduction d’un statut de l’animal en droit français. En matière de propriété intellectuelle, les questions complexes ne manquent pas, car effectivement si désormais à la suite de la loi du 16 février 2015, les animaux sont des êtres doués de sensibilité, celle-ci peut-elle pour autant leur permettre de revendiquer le droit d’auteur ?
En d’autres termes, le singe est-il un photographe comme un autre ?
Comme l’a fort justement déclaré l’économiste Jean-Baptiste Say, « on dirait que le singe n’a été fait que pour humilier l’homme et lui rappeler qu’entre lui et les animaux, il n’y a que des nuances ».
L’affaire du singe Naruto en est une parfaite illustration. Quand un singe appuie sur le déclencheur d’un appareil photo, qui est le propriétaire des droits ?
En l’espèce, les faits se rapportent à la mauvaise aventure survenue en 2011 au photographe animalier David Slater qui alors qu’il était en train de réaliser une série de photos dans le parc naturel de Suwalesie en Indonésie, laissa un moment son appareil sans surveillance.
Une femelle macaque noire en profita pour jouer avec l’instrument et ses doigts finirent par appuyer sur le déclencheur. Il en résulta un incroyable et amusant « autoportrait » du singe dont les clichés firent le tour du monde notamment par l’intermédiaire de la base de données wikimédia commons, mentionnant la photo comme libre de droits.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, sauf que si cette photo ne porte aucune mention de copyright, ce n’est pas le cas de deux autres clichés pris par le même singe, paru dans le livre de David Slater, Wildlife Personalities, au bas desquels on peut lire la mention « © Caters News Agency ». La question est alors de savoir comment l’agence de presse Caters peut revendiquer un copyright sur une photo prise par un singe et auprès de qui aurait-elle pu acquérir les droits sur le cliché (4) ?
D’où la plainte de l’association PETA, qualifiée par certains d’iconoclaste, mais qui soulèvent en fait de très nombreuses questions relatives à la protection de l’animal dans sa relation à l’homme et à la prise en considération de sa sensibilité dans l’élaboration d’un statut sui generis.
La publication des clichés de Naruto, sous licence libre, est en effet à l’origine d’une polémique internationale quant à l’existence d’un droit d’auteur s’agissant d’une oeuvre créée par des animaux, et au-delà par extension par des non-humains (5).
Certaines interrogations sont très techniques, mais d’autres ont une portée presque philosophique : peut-on être propriétaire d’une photographie si on n’a pas conscience de ce qu’est une photo ? Au-delà, se pose clairement la question extrêmement délicate des droits des personnes non humaines douées de conscience. Peut-on continuer à exploiter des espèces animales intelligentes à des fins commerciales ?
Du point de vue du droit français, se pose désormais qu’on le veuille ou non, dans le contexte de leur nouveau statut juridique, la question de la revendication par les animaux de droits de propriété intellectuelle, notamment de droits d’auteur (I), entraînant par voie de conséquence une réflexion sur le refus de considérer l’animal uniquement comme un bien objet de propriété, et sur l’opportunité de créer une catégorie juridique pour les non-humains (II).
I. La revendication d’un droit d’auteur de l’animal après l’introduction dans le Code civil du nouvel article 515-14
Sensibilité ne signifie par originalité, et sans originalité il ne peut y avoir de droits d’auteur en l’état actuel du droit positif (6). Néanmoins, l’introduction dans le Code civil du nouvel article 515-14, à la suite de la réforme du 16 février 2015, affirmant que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », remet fortement en cause la summa divisio fondamentale du droit français, entre les personnes et biens, malgré le soin pris par le législateur d’en limiter les effets (7). Mais l’animal est-il pour autant un auteur comme un autre (A) et quel statut faut-il accorder aux « animaux artistes » (B) ?
A. Le singe : un photographe comme un autre ?
Au cours de l’audience devant le Tribunal fédéral de San Francisco, l’association PETA estimait que le singe avait conscience de se prendre en photo, car il comprenait la « relation de cause à effet entre l’action d’appuyer sur le déclencheur et les changements de son reflet dans la lentille » de l’appareil. À l’inverse, le photographe David Slater rétorquait que si le singe a bien appuyé sur le bouton, c’est lui qui a fait tous les réglages, et que l’animal avait pris des centaines de clichés flous avant de réaliser les fameuses photographies de lui-même.
Dès lors, peut-on qualifier le cliché de Naruto d’autoportrait ou de selfie ? La question est loin d’être anodine car même si le singe a effectivement déclenché l’appareil photo, reste un détail d’ordre scientifique puisque selon une étude de l’université d’Atlanta (8), les macaques de Sulawesi n’ont pas la capacité de reconnaître leur reflet.
Seule une espèce de singe, le macaque rhésus, a pu être observé en train de s’examiner devant un miroir... Alors effectivement, selfie or not selfie ?
A priori, entre la sensibilité et l’originalité, il y a le macaque.
En la matière, l’introduction de l’article 515-14 dans le Code civil, dont la finalité est avant tout d’harmoniser le Code civil avec le Code pénal et le Code rural et de la pêche maritime (9), est essentiellement symbolique. Il ne révolutionne pas le droit animal et compte tenu de la variété des espèces animales (10), le législateur français n’a pas voulu prendre le risque d’instaurer un statut juridique uniforme protégeant de manière identique tous les animaux.
Dans cette hypothèse beaucoup d’activités, comme la chasse, les courses de taureaux, le gavage des oies, l’abattage ou l’expérimentation médicales avant autorisation de mise sur le marché seraient inévitablement compromises (11).
Pour l’instant, en droit français, la situation de l’animal doit être examinée au cas par cas et revendication par revendication. Ainsi, dans un litige concernant la revendication de droits d’auteurs, l’enjeu essentiel consiste à déterminer si le cliché porte bien l’empreinte personnelle de son auteur, en recherchant dans l’oeuvre la manifestation spécifique de la personnalité du photographe à partir de l’éclairage, de la mise en scène, du cadrage ou des techniques de développements.
En l’espèce, il est très difficile d’affirmer que le photographe a imposé sa personnalité sur le cliché. Au-delà de l’anecdote, l’affaire de Naruto questionne le fondement même de la propriété intellectuelle.
Le déclenchement d’une prise de vue suffit-il pour accorder la paternité des droits sur l’image, à partir d’un réglage défini ?
Est-ce le réglage ou la pose prise par le sujet qui confère au cliché son caractère artistique. À l’heure des selfies, la nuance relève de la plus grande importance. Le propriétaire d’un téléphone emprunté pour réaliser un autoportrait a-t-il un droit sur l’image ?
En fait, l’argument du photographe selon lequel il a réglé l’appareil est faible (12), car « le droit d’auteur protège une forme originale qui est le reflet de la personnalité du créateur, elle doit contenir quelque chose de lui-même. Ce qui n’est pas le cas ici » (13).
En l’espèce, il n’y a pas eu d’instruction de mise en scène, ni de direction d’acteur lui permettant de revendiquer un statut de coauteur, et les retouches apportées a posteriori aux clichés ne sont pas suffisantes pour soutenir qu’il a « imposé sa personnalité sur la photographie ».
En conséquence, il est très difficile d’admettre de façon objective que le photographe est propriétaire des droits d’auteur, mais il est également impossible de considérer que le cliché appartient au macaque. Celui-ci n’étant pas une personne, il ne peut pas être considéré dans l’état actuel du droit positif comme un photographe comme un autre, et serait d’ailleurs, bien incapable, si c’était le cas, d’exercer lui-même les droits dont il serait titulaire.
Pour autant, cette analyse est loin d’être satisfaisante, surtout dans le contexte actuel du débat relatif au statut animal, car les animaux, de par leur nature sont des êtres doués de vie et de mobilité, ce qui impose un régime juridique spécifique et dérogatoire à la summa divisio classique héritée du droit romain. La question étant de fixer la frontière à ce régime dérogatoire propre à l’animal. Les animaux sont-ils des choses particulières parmi les choses (14), des objets vivants, des biens relevant d’un régime spécifique, des personnes non-humaines ?
B. Le statut des « animaux artistes » : vers la création d’un nouveau genre juridique : la demi-personnalité ?
Ce n’est pas la première fois que se pose la question de la propriété d’une oeuvre d’art exécuté par un animal. On connaissait l’histoire de l’âne peintre Joachim-Raphaël Boronali (15), auteur d’un tableau intitulé Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, ainsi que dans les années 1950, le cas du singe Congo, un chimpanzé qui s’était illustré en peignant plus de 400 oeuvres, dessins et peintures, tout au long de sa vie, sous la direction de son propriétaire l’éthologue Desmond Morris qui l’avait encouragé dans cette voie (16).
De manière moins spectaculaire, se pose de façon récurrente la question de l’exploitation artistique des animaux que ce soit dans la publicité, le sport, le cinéma ou le cirque.
Il s’avère à l’heure actuelle que la réforme du statut de l’animal dans le Code civil dont la portée, comme nous l’avons souligné, est plus symbolique que concrète, ne permet pas à l’animal d’acquérir une personnalité juridique, ni même un statut autonome, car aucune catégorie intermédiaire entre les personnes et les biens n’est créée.
La summa divisio héritée du droit romain est intacte.
Or les considérations éthiques moderne imposent de réformer, dans une approche humaniste, la question animale et de créer une nouvelle catégorie juridique au sein du Code civil. Il convient non seulement de modifier le statut des animaux mais également le régime juridique applicable.
Pour l’instant, il semblerait que l’on aille plutôt, à la suite de la réforme du 16 février 2015, vers un système de personnalité juridique amoindrie ou de « demi-personnalité », applicable à tout ce qui ne pourrait plus être considéré comme un bien, tout en ne pouvant pas être une personne. L’animal serait ainsi un « demi-sujet » de droit, titulaires de droits mais pas d’obligations, ne relevant ni entièrement de la personnalité ni entièrement du régime des biens. Les « animaux artistes » seraient ainsi des « demi-artistes » bénéficiant d’un régime protecteur sans avoir pour autant de véritable personnalité juridique, les empêchant par exemple d’être titulaires de droit de propriété intellectuelle et d’acquérir un patrimoine.
Rien ne permet pour l’instant d’affirmer que ce régime de demi personnalité existe réellement, mais beaucoup d’indices montrent clairement qu’il s’insère petit à petit au sein de l’actuelle summa divisio, faisant en fait de la réforme de 2015 un régime bancal, emprisonnant toujours les animaux dans la catégorie du livre 2 du Code civil de biens appropriables, permettant ainsi toutes les formes économiques d’exploitation possibles.
En fait, il est clair que la conception binaire entre les personnes et les biens est si profondément ancrée dans la conception générale du droit qu’il est très difficile pour beaucoup de juristes d’en sortir et de concevoir une troisième catégorie intermédiaire. Plus grave encore, suggérer la possible création de cette nouvelle catégorie revient, pour certains, à repenser le droit et à ouvrir une boîte de Pandore.
II. L’animal propriétaire ou l’animal propriété
La question d’un statut juridique spécifique pour l’animal est depuis quelques années au coeur des préoccupations de quelques juristes et suscite surtout d’intenses débats dans la société pour déterminer si l’animal doit encore demeurer un bien. Depuis le manifeste de la Fondation 30 millions d’amis, publié en octobre 2014, signé par de nombreux intellectuels (17), l’animal est de plus en plus positivement appréhendé dans sa relation à l’homme, mais son statut pose toujours autant de difficultés, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer la personnification des animaux.
Pourtant, cette idée, à travers le prisme de la fiction juridique et d’une personnalité purement technique, est loin d’être bête, tout particulièrement en matière de propriété intellectuelle (A), à condition bien sûr d’éviter le piège particulièrement tentant de l’anthropomorphisme (B).
A. Un droit d’auteur « animal copyright » pour les animaux ? Pas si bête...
Rappelons qu’en France, le Code de la propriété intellectuelle dispose que : « L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. » Certes, l’article L. 111-1 dudit code n’exige pas expressément que l’auteur soit une personne physique, mais cette condition transparaît dans les termes utilisés dans plusieurs autres dispositions de la loi.
En effet, l’article L. 121-2 dudit code dispose que l’auteur jouit du « droit attaché à sa personne » et « du respect de son nom », et l’article L. 111-2 que « l’oeuvre est réputée créée (...) du seul fait de la réalisation de la conception de l’auteur ».
En conséquence en droit français, sauf dans les cas limitativement prévus par la loi (oeuvres collectives et logiciels crées par des salariés ou des fonctionnaires), seule une personne physique peut se prévaloir à titre originaire de la qualité d’auteur et certainement pas un macaque !
Néanmoins, il serait tout à fait possible de transposer à l’animal (18) la théorie de la fiction juridique que l’on applique déjà en droit des sociétés avec la notion de personne morale.
N’oublions pas que la personnalité juridique possède un caractère complètement artificiel.
À ce titre, l’étymologie même du mot « personne », du latin persona, terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir » et désigne en définitive le masque du théâtre antique équipé d’un dispositif spécial pour servir de porte-voix, montre l’ambiguïté du concept. C’est le droit romain qui a utilisé cet artifice pour attacher des droits à une entité que l’on juge digne d’être protégée, et nous l’a transmis en héritage.
La théorie de la personnalité morale repose ainsi sur une pure fiction (un jeu de dupes ?) qui permet par convention d’octroyer des facultés et des caractéristiques humaines à organisations abstraites (sociétés, associations, fondations, etc.).
Cette approche sémantique et historique devrait bouleverser notre perception du droit, car derrière la personne, il y aura toujours un masque à soulever et contrairement à la perception humaine instinctive (19) que nous avons du concept de personnalité juridique, se cache en fait une pure fiction, dont les personnes non-humaines devraient pouvoir bénéficier.
Cette conception selon laquelle les animaux ont des droits au même titre que les personnes morales (20), est loin d’être partagée par tous et suscite au contraire beaucoup d’hostilité de la part de ceux qui considèrent que la création d’un statut sui generis de l’animal relève avant tout de l’émotion (21). Néanmoins, depuis quelques années, la perception de l’animal et de son rapport à l’homme change dans les mentalités. En 2014, un juge argentin a ainsi accordé à une femelle orang-outan du zoo de Buenos-Aires le statut de personne non-humaine, lui donnant le droit de ne pas être emprisonnée sans jugement et de vivre en liberté, sans parler de la décision spectaculaire de 2013 des juges indiens accordant ce même statut à des dauphins et interdisant par la même occasion tous les delphinariums dans le pays.
Cette analyse n’est pas sans rapport avec le droit de la propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur, car le droit sur une oeuvre peut appartenir à une personne morale. C’est notamment le cas dans les pays de Copyright comme les États-Unis, ou en France pour certaines oeuvres particulières portant sur les logiciels par exemple ou en matière d’oeuvres collectives.
Dès lors, devant tant d’artifices, comment justifier l’absence d’un « Label animal », sorte de copyright permettant de protéger l’exploitation commerciale des animaux (22) ? Comment ne pas reconnaître de droits à Naruto ?
Il suffirait simplement, selon nous, de donner une personnalité juridique aux animaux comme on l’a fait à l’époque esclavagiste et en faire des sujets de droits. Si Mickey appartient à Disney, pourquoi Naruto ne pourrait-il pas être propriétaire de son selfie ? L’absurdité juridique a-t-elle des limites ?
B. La tentation d’un anthropomorphisme exagéré
En matière de droit animal, la tentation de l’anthropomorphisme est grande. Peut-on considérer l’animal sujet de droit au même titre que l’homme ? Pour certains auteurs, la sensibilité de l’animal est suffisante pour lui conférer un statut égal à celui de l’homme.
Pour autant, il est inconcevable d’assimiler totalement la personne humaine et l’animal. L’anthropomorphisme a ses limites, même si certains auteurs affirment que l’homme et l’animal ont une nature commune et doivent bénéficier des mêmes droits (23). Cette approche est exagérée car l’animal ne pouvant s’exprimer et n’ayant pas conscience de ses actes, comment recueillir son assentiment, comment définir sa responsabilité civile ou pénale ? Comme le souligne Jean-Pierre Marguénaud dans un remarquable article, « La sensibilité qui peut être commune à l’animal et à l’homme ne saurait suffire à les faire revêtir de la même personnalité juridique. Une telle proposition serait inadaptée à l’animal et dangereuse pour l’homme » (24).
Pourtant, l’attribution aux animaux d’un certain nombre d’éléments traditionnellement réservés aux personnes peut se faire à travers la fiction juridique de la « personnalité ». Mais dans cette hypothèse, il convient d’être particulièrement attentif aux limites fixées à ce que serait une personnalité non-humaine, et à ne pas tomber dans les théories des philosophes utilitaristes adeptes de « la libération animale » (25).
Certains attributs de la personnalité juridique de l’homme, comme ceux visant à protéger leur vie privée, leur correspondance, leur réputation, sont en décalage avec les besoins des animaux et l’assimilation pure et simple entre les hommes et les animaux dans une approche anthropomorphique totale relève de l’utopie et pourrait gravement menacer les valeurs humanistes et démocratiques. Les risques résulteraient d’une élévation potentielle de l’animal au rang de l’homme ou d’un abaissement de l’homme au rang de l’animal.
En conclusion, si la question de la personnification des animaux et de la revendication de leurs droits n’est pour le moment abordée que de manière périphérique par les juristes (26), il est réjouissant de constater que la question suscite de nombreux débats dans la société et auprès des médias.
En affirmant la sensibilité de l’animal dans le Code civil, la France, prenant en considération l’évolution de la société et l’état actuel des connaissances scientifiques, a récemment changé de paradigme sur la question animale en adoptant la même position que d’autres pays européens comme l’Autriche, la Suisse ou l’Allemagne qui ne considèrent plus les animaux comme des choses mais comme des êtres vivants.
Néanmoins, la réforme humaniste du statut de l’animal est encore loin d’être aboutie. La loi du 16 février 2015 constitue une étape sur le chemin de la reconnaissance d’un statut autonome de l’animal (voire des personnes non-humaines), nouvelle catégorie du Code civil, mais se heurte inévitablement à des oppositions de toutes sortes (philosophiques, religieuses, économiques, juridiques...).
L’affaire du singe Naruto pour la reconnaissance de droits d’auteur est devenue aujourd’hui symptomatique d’un nouveau droit en construction : celui de l’animal.
C’est pourquoi, il sera intéressant d’observer la façon dont les juges à travers le monde (27) interpréteront, dans les prochaines années, les règles de droit pour sortir définitivement les animaux de la catégorie des biens, car l’éthique du XXIe siècle impose la création d’une nouvelle catégorie juridique de « personnes non-humaines ».
(1) Selfie : autoportrait fait à l’aide d’un appareil photo ou d’un photophone.
(2) People for Ethnical Threament of Animals. Ce groupe est connu pour son militantisme et pour ne pas avoir de limites dans ses actions de défense des animaux. La plainte a été déposée en septembre 2015 pour violation des droits d’auteurs de Naruto.
(3) PETA poursuit l’action en justice au nom de Naruto, dénonçant par l’intermédiaire de son avocat Jeff Kerr : « l’hypocrisie de ceux qui exploitent les animaux pour leur propre profit », et considère malgré la défaite qu’il s’agit d’un jour « historique », car il a été possible de plaider que Naruto « devrait bénéficier des droits d’auteur plutôt que d’être lui-même vu comme un objet appartenant à quelqu’un ».
(4) Le propriétaire de l’appareil photo affirme être le propriétaire du cliché, considérant que le singe s’est emparé de son appareil et a accidentellement appuyé sur le déclencheur.
(5) En termes de non-humains, on pense au-delà des animaux, aux robots et à l’intelligence artificielle.
(6) Ensemble des droits dont dispose un auteur ou ses ayants droit sur une oeuvre de l’esprit originale, en vue de sa divulgation et de sa reproduction.
(7) « Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». On notera l’ambiguïté du texte sur le fait de savoir si les animaux sont encore des biens.
(8) Sciences et avenir 13 janv. 2015.
(9) Le Code rural et de la pêche maritime reconnaissait déjà aux animaux la qualité « d’être sensible devant être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce » (art. R. 654-1, 653-1, 521-1) tandis que le Code pénal sanctionne les mauvais traitements, tout acte de cruauté ainsi que toute expérience scientifique en dehors du cadre légal autorisé (C. pén., art. 521) ; P. Malinvaud : « L’animal va-t-il s’égarer dans le Code civil ? » : D. 2015, p. 87.
(10) Espèces apprivoisées, sauvages, d’élevage, de compagnie, nuisibles...
(11) N. Reboul-Maupin : « Nos amis, les animaux... sont désormais doués de sensibilité : un tournant et des tourments » : D. 2015, p. 573.
(12) Faible, mais néanmoins recevable puisque l’on peut relever que s’appuyant sur la législation anglaise concernant l’art généré par ordinateur, C. Michalos, une juriste spécialiste des médias, considère qu’il est possible de défendre que le fait de procéder à des réglages sur un appareil photo permet de prétendre à des droits d’auteur.
V. O. Laurent, « Monkey Selfie Lands Photographer in Legal Quagmire » : Time Inc. 6 août 2014.
(13) A. Gitton, avocat au barreau de Paris : Slate 6 août 2014.
(14) B. Mallet-Bricourt : « L’animal, bien spécial, « bien-être » » : Chronique Droit des biens : D. 2014, 1844.
(15) Le 8 mars 1910, l’écrivain R. Dorgelès emprunte Lolo, l’âne de Frédéric Gérard, dit « le père Frédé », tenancier du Lapin Agile, un cabaret de Montmartre, pour lui faire réaliser en présence d’un huissier de justice, un tableau. Lolo, l’âne à la queue duquel on a attaché un pinceau, applique de la peinture sur la toile à chaque fois que l’on lui donne une carotte. Le public découvre le tableau au Salon des indépendants de 1910. Les critiques et la presse découvrent l’oeuvre intitulée : Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique, attribuée à un jeune peintre italien dont personne n’a jamais entendu parler : J.-R. Boronali. Les journalistes rebaptisent le tableau Coucher de soleil sur l’Adriatique. Les critiques d’art s’intéressent à ce tableau, qui fait l’objet de commentaires contrastés. Dorgelès déclare au directeur du journal L’illustration que le tableau Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique est un canular, constat d’huissier à l’appui. R. Dorgelès révèle que le peintre est un âne et explique sa motivation pour « montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux qui encombrent une grande partie du Salon des indépendants que l’oeuvre d’un âne, brossée à grands coups de queue, n’est pas déplacée parmi leurs oeuvres ».
En 2016, cette toile sera exposée au Grand Palais à Paris.
(16) Miro et Picasso étaient des amateurs de ce « Cézanne parmi les singes » et avaient acheté plusieurs de ses toiles.
(17) 24 personnalités, écrivains, philosophes mais non juristes ont ainsi relayés le mouvement dénonçant les mauvais traitements aux animaux (notamment, L. Ferry, M. Onfray, A. Finkelkraut et E. Orsenna...).
(18) Et aux autres personnes non-humaines, on pense ici aux robots.
(19) Au cours de l’Histoire, certaines personnes humaines comme les esclaves ou les condamnés ont été dénuées de personnalité juridique et réduites à l’état de choses.
(20) J.-P. Marguénaud, « La personnalité juridique des animaux » : Rec. Dalloz 1998, p. 205.
(21) P. Malinvaud, « L’animal va-t-il s’égarer dans le Code civil ? » : D. 2015, p. 87.
(22) Il a été proposé d’instaurer une taxe sur les revenus publicitaires générés par les animaux.
(23) Ils sont tous les deux des êtres vivants et doivent ainsi faire partie de la même catégorie : celle des sujets de droit.
(24) J.-P. Marguénaud, « La personnalité juridique des animaux » : Rec. Dalloz 1998, p. 205.
(25) V. également dans ce sens la déclaration universelle des droits de l’animal proclamée le 15 octobre 1978 devant l’Unesco.
(26) La France reste en retard en matière d’études universitaires sur les animaux même si la consécration de la sensibilité animale par le législateur soulève de nouvelles interrogations.
(27) Les mêmes règles protectrices ne seront pas interprétées de la même façon dans un État considérant les animaux comme des choses que dans un État les considérant comme des personnes.