24 mai 16:27

Un nouveau groupe politique à l'Assemblée : les places ou la place ?

Pour les étudiants en

L1

Un article d'Alexis Fourmont - Docteur en droit public à l'université Panthéon-Assas (Paris 2) - à retrouver dans les Petites affiches du 23 mai 2019

La 15e législature de l’Assemblée nationale se singularise par rapport à ses devancières en raison notamment des circonstances ayant présidé au large renouvellement impliqué par les élections de 2017 (de l’ordre de 75 % contre 40 % en 2012 et 25 % en 2007). Cela s’est traduit par une atomisation du Palais Bourbon en une poussière de groupes.

Originellement sept, ils sont huit depuis octobre 2018. La situation est inédite sous la Ve République, puisque jamais le nombre de groupes n’a été aussi élevé. En outre, la fondation d’un groupe en cours de législature est quelque chose de rare. Mais, six mois après la constitution dudit groupe, la place « centrale » qu’il revendique au sein de la salle des séances ne lui a toujours pas été octroyée. Or celle-ci se défend si l’on adopte une perspective comparatiste à la fois dans le temps et dans l’espace. La question révèle une forme de « minorisation de la minorité ».

Note de l'auteur 
Je remercie Julie Benetti, Julien Arnoult, Georges Bergougnous et Jean-Pierre Camby pour leur bienveillante relecture, ainsi que les services du Bundestag et ceux du Sénat (en particulier Philippe Bachschmidt et Jean Pouch) pour les indications données.

« Chers collègues, veuillez vous asseoir, vous avez des sièges vacants ! »1. C’est en ces termes que le président de l’Assemblée nationale a exigé des députés du nouveau groupe Libertés et Territoires, fondé le 17 octobre 2018, qu’ils occupent les sièges qui leur étaient dévolus depuis le début de la législature. Très insatisfaits de leur sort, ces élus ont perturbé, le mardi 23 octobre, la traditionnelle photographie panoramique de l’Assemblée nationale : après avoir refusé de regagner la place qui était la leur avant la création dudit groupe, ils ont en effet revendiqué le droit de se regrouper au centre de l’hémicycle et ont finalement déserté les lieux. Il s’agissait de protester contre leur état de dispersion aux quatre coins de la salle des séances, résultant de leurs anciennes appartenances respectives, alors que les dispositions de l’article 19 du règlement avaient été pleinement respectées et que, par conséquent, la constitution du groupe était parfaitement régulière. Richard Ferrand s’est alors justifié en expliquant ne pas pouvoir « les supplier de venir s’asseoir »2. Cette passe d’armes a été applaudie par La France Insoumise, tandis que les élus Les Républicains faisaient claquer leurs pupitres.

Loin d’être totalement anecdotique, la question de la répartition des places dans l’hémicycle recèle des enjeux éminemment politiques, liés pour partie à l’éventuelle retransmission des débats et, par suite, à la visibilité des élus dans l’espace public. À cet égard, la lettre du règlement de l’Assemblée nationale est faussement claire, son article 22 disposant qu’« après constitution des groupes, le président de l’Assemblée réunit leurs représentants en vue de procéder à la division de la salle des séances en autant de secteurs qu’il y a de groupes, et de déterminer la place des députés non-inscrits, par rapport aux groupes »3. Par-delà cette formule très générale, des incertitudes ne manquent pas de se faire jour. Certes, l’usage du présent de l’indicatif pourrait laisser accroire que le président de la chambre est tenu de se concerter avec les figures de proue des différents groupes, mais l’absence de mention de tout délai est de nature à entraver le processus lorsqu’un groupe est fondé au cours d’une législature. L’actuelle majorité prétend qu’il faut attendre l’ouverture de la prochaine session ordinaire, afin d’établir une nouvelle répartition des places. À moins que les règles (non écrites) prévalant pour la répartition des présidences des groupes d’amitié doivent trouver à s’appliquer4. Aussi, les incertitudes sont pléthore en l’espèce.

Pour le moment, l’équivoque sert incontestablement les formations établies aux dépens du groupe Libertés et Territoires. Ainsi Olivier Falorni a-t-il rappelé, lors de la séance des questions au gouvernement du 23 octobre, que « le nouveau groupe Libertés et Territoires respecte l’institution. Nous demandons, a-t-il continué, que l’institution nous respecte. À ce titre, nous souhaitons pouvoir siéger au centre de l’hémicycle car là est notre position politique »5. Le lendemain, Sylvia Pinel a quant à elle expliqué que « les députés de notre nouveau groupe Libertés et Territoires vous demandent de nous permettre de siéger ensemble, aux places correspondant à notre positionnement politique, c’est-à-dire au centre de notre hémicycle (exclamations sur divers bancs). Nous voulons disposer des mêmes droits que les autres groupes de cette assemblée, conformément à la tradition républicaine »6.

Six mois après cet épisode, le statu quo perdure. Pourtant, l’attribution au groupe Libertés et Territoires d’un secteur au centre de l’hémicycle se défend, lorsque l’on adopte une démarche comparatiste dans le temps (I) et dans l’espace (II).

I – Les enseignements à tirer de la comparaison dans le temps

Ancienne, la question du placement au sein des hémicycles est loin d’être parfaitement secondaire, puisqu’elle est sous-tendue par le regroupement des élus en fonction de leurs affinités idéologiques et, ce faisant, par la « collectivisation » du travail parlementaire. Ainsi faut-il remonter au « parlementarisme révolutionnaire »7 pour en retrouver les prémisses : lorsque le monarque a ordonné la réunion des trois ordres, les députés ont d’abord siégé pêle-mêle, c’est-à-dire sans distinction d’opinion, mais les élus de la noblesse et du clergé se sont efforcés de fonder « un groupe compact à la droite du président »8 à partir de la fin du mois d’août 1789. D’abord 150, ils sont parvenus à s’adjoindre la participation de quelque 80 élus du tiers état, hostiles aux changements alors entrepris. De la sorte, il s’agissait de s’opposer le plus clairement possible aux décisions de la majorité.

Malgré les transferts successifs du corps législatif à l’archevêché de Paris, puis dans la salle du manège des Tuileries, le clivage droite-gauche a subsisté, à telle enseigne que les membres de la Constituante, de la Législative et de la Convention se sont regroupés en salle des séances suivant leurs idées respectives. Ce n’était pas là qu’« une habitude prise par certains et simplement perpétuée, mais bien le résultat d’une pratique parlementaire recherchant une forme d’efficacité et de lisibilité des positions de chacun »9. À cet égard, relevait Eugène Pierre, « pleine liberté leur était laissée »10, puisque seuls l’envahissement de l’hémicycle et l’attroupement dans l’escalier conduisant au bureau étaient formellement proscrits. Ainsi le règlement de la Législative contenait-il des formules « assez naïves »11, comme celle de l’article 9 du chapitre II relatif à l’ordre de la salle : « dorénavant, nul n’approchera du bureau pour parler au président ou aux secrétaires. Aucun membre ne se placera ni derrière le président, ni sur les marches du bureau, ni sur les tabourets destinés aux huissiers. Les députés n’occuperont que les places qui leur sont destinées »12.

Selon une perspective rousseauiste, la Convention se méfiait des périls liés au regroupement par affinités politiques. Les députés ne se détermineraient pas en leur âme et conscience, lorsqu’ils siègent auprès de leurs amis politiques. Par la force des choses, ils aliéneraient leur indépendance et deviendraient inéluctablement les agents d’une faction. La formation de la volonté générale se corromprait et l’intérêt général ne pourrait plus être atteint, alors que « quand la discussion commence, on ne peut point juger de la direction qu’elle prendra pour arriver sûrement à cette découverte (…). De là, la nécessité du concours des opinions. Il faut laisser tous ces intérêts particuliers se presser, se heurter les uns avec les autres, se saisir à l’envi de la question, et la pousser chacun suivant ses forces vers le but qu’il se propose. Dans cette épreuve, les avis utiles, et ceux qui seraient nuisibles se séparent ; les uns tombent, les autres continuent à se mouvoir, à se balancer jusqu’à ce que, modifiés, épurés par leurs effets réciproques, ils finissent par se fondre en un seul avis »13.

Voilà pourquoi le décret du 28 Fructidor de l’an III a refusé aux membres des conseils de bénéficier d’un siège permanent au sein de la salle des séances. Les emplacements des parlementaires étaient déterminés mensuellement par tirage au sort14. Aucune fixité de la répartition des places n’était donc envisageable. Le corps législatif de l’an VIII a, par la suite, rétabli ce mode d’attribution des sièges. Une fois les orages de la Révolution passés, les parlementaires ont recouvré leur liberté de se placer là où ils l’entendaient en salle des séances. La Restauration a, en effet, redonné « un mouvement aux intelligences »15 et aux mœurs parlementaires, si bien que l’usage des premières assemblées a été repris, et les élus ont continué de se regrouper selon des critères idéologiques.

Puis, sous la IIIe République, les places des députés et sénateurs ont été choisies par les intéressés eux-mêmes. Lorsque la place souhaitée était libre, alors elle était attribuée par une décision des questeurs, conformément à une procédure arrêtée par le bureau. Une autre tradition relatée par Eugène Pierre permettait, en cas de renouvellement intégral de la chambre, de réserver leur place aux députés réélus. Le bureau de la chambre a cristallisé cette règle par le biais de la résolution du 9 juillet 1887 et a, en outre, précisé que les places devenues vacantes en cours de législature seraient attribuées par tirage au sort entre tous les membres inscrits. En 1901, la règle a été révisée pour établir un privilège au profit de l’âge. Rien dans le règlement n’imposait aux parlementaires de conserver leurs places durant les séances publiques. Aussi, les parlementaires n’hésitaient guère à changer de place lors des votes par assis et levé, ce qui ne facilitait pas la constatation des votes16. Tel a été le cas dans le cadre de l’Assemblée élue en 1871 et le président de séance ne disposait pas de moyen pour entraver ces mouvements, si ce n’est d’enjoindre les parlementaires debout à regagner les gradins17. Par la suite, une résolution de juin 1915 a prévu qu’après chaque renouvellement, la salle des séances soit divisée en autant de secteurs qu’il y a de groupes et que les non-inscrits indiquent au président entre quels groupes ils souhaitent siéger18.

L’histoire immédiatement plus proche de l’Assemblée nationale ne donne guère d’indication sur la voie à suivre en l’espèce, aucun groupe n’y ayant été constitué en cours de législature depuis l’avènement de la Ve République. Le 27 novembre 2012, le groupe Rassemblement-Union pour un Mouvement Populaire (RUMP) s’est constitué « à titre conservatoire » à la suite d’une scission vis-à-vis du groupe UMP. Il s’agissait d’un dommage collatéral de l’élection (contestée) de Jean-François Copé à la tête du parti. 68 députés sur 194 ont protesté en suivant François Fillon dans la nouvelle formation. Mais la création de ce groupe ne s’est pas accompagnée de la détermination d’un nouveau secteur et de l’attribution de nouvelles places aux dissidents. La droite parlementaire n’avait, il est vrai, pas intérêt à ce que cette division perdure et nombre d’élus de cette mouvance se sont empressés d’indiquer, par voie de presse notamment, qu’absolument rien n’était irréversible. La réunification de deux groupes s’est opérée le 15 janvier 2013.

La dissolution du groupe écologiste en mai 2016 n’a, par ailleurs, pas conduit à une nouvelle répartition des sièges au sein de l’hémicycle. En d’autres termes, la question actuellement posée au Palais Bourbon par la création du groupe Libertés et Territoires au cours d’une législature est plutôt inédite.

II – Les enseignements à tirer de la comparaison dans l’espace

Le 28 juin 2017, le palais du Luxembourg a été le théâtre d’un épisode de ce type avec la formation du groupe LREM. Cela s’est produit en plein triennat et, plus précisément, entre les renouvellements des 28 septembre 2014 et 24 septembre 2017. De ce point de vue, le cas de figure qui est advenu au Sénat est relativement proche de celui de la fondation du groupe Libertés et Territoires en cours de législature à l’Assemblée nationale.

Ainsi François Patriat, le président du groupe LREM, a-t-il participé à la conférence des présidents du 29 juin 2017 à l’invitation du président du Sénat, quoique la création de la nouvelle formation n’ait pas entraîné la moindre évolution de la composition du bureau ni des commissions permanentes. En revanche, la constitution du groupe LREM et la disparition du groupe écologiste (qui y a directement fait suite) ont provoqué une révision de la clé de répartition des temps de paroles attribués aux groupes, ainsi que de l’organisation des questions d’actualité au gouvernement, le groupe LREM se substituant au groupe écologiste.

Les choses se sont passées différemment s’agissant de la division politique de l’hémicycle. En effet, dès le mois de juillet 2017, la répartition des sièges y a été modifiée pour insérer les 30 sénateurs LREM au centre gauche de l’hémicycle, soit entre le groupe socialiste et républicain et le groupe RDSE. En d’autres termes, la pratique sénatoriale est plus accommodante que celle de la chambre basse, alors que la lettre de l’article 140 du règlement du Sénat est extrêmement proche de celle de l’article 19 du règlement de l’Assemblée nationale19. Ces dispositions ne prévoient pas l’hypothèse de la constitution d’un groupe en dehors d’un lendemain de renouvellement.

Du reste, il importe de rappeler que cela ne se produit que rarement. Les précédents ne sont effectivement pas légion, en dehors de la fondation du groupe UMP en décembre 2002, entre deux renouvellements (ceux des 23 septembre 2001 et 26 septembre 2004), mais le groupe UMP a été constitué par la fusion de deux groupes (RPR et RI, qui ont disparu ipso facto) et l’apport de sénateurs de deux autres (UC et RDSE, qui se sont quant à eux maintenus). À cette occasion, l’attribution des sièges dans l’hémicycle a été remaniée pour tenir compte de la nouvelle configuration politique du Sénat, mais le cas était concrètement plus simple à gérer.

L’extrême rigueur entourant actuellement l’attribution des secteurs au sein de la salle des séances du Palais Bourbon apparaît, par voie de conséquence, comme juridiquement infondée. Le consensualisme et la libéralité de la haute assemblée tendent également à transparaître du traitement de la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe (RASNAG), puisque les intéressés se situent actuellement dans la dernière travée du haut, à droite, au centre et/ou à gauche en fonction des périodes et des sensibilités politiques de ses membres. Il existe là une forme de logique politique, que l’on ne retrouve pas de façon aussi poussée au sein du Palais Bourbon.

Pratiquant un système de gouvernement parlementaire analogue en certains points à celui de la Ve République, l’Allemagne fournit des contrepoints éclairants pour l’observateur français. Outre-Rhin, la répartition des sièges au sein du Bundestag dépend, bien entendu, des résultats électoraux et, plus spécialement, des voix obtenues par les différents partis politiques en lice. Depuis la 17e législature (2009-2013), le décompte s’effectue concrètement selon la méthode mathématique dite Sainte-Laguë/Schepers20 : le nombre de sièges respectifs de chaque formation politique est réparti en fonction d’un diviseur commun. Celui-ci est déterminé de sorte que la somme du nombre de sièges corresponde au nombre total de mandats.

Si, au cours d’une législature, des députés élus quittent leur parti ou leur groupe, alors ils conservent leur mandat. Mais leur siège est retranché du contingent de places attribué à leur groupe d’origine, dont le secteur diminue. Dans l’hypothèse où plusieurs députés se réuniraient en vue de fonder un nouveau groupe politique, dont l’effectif doit réunir 5 % des membres du Bundestag (soit 36 députés sous cette législature, contre 31 membres sous la 17e législature, le nombre d’élus siégeant à la Diète fédérale variant sous l’effet des spécificités du système électoral)21, alors la formation nouvellement établie bénéficierait d’un secteur équivalent à son importance numérique et les secteurs attribués aux autres groupes seraient amoindris en fonction de leurs pertes respectives.

En d’autres termes, un emplacement « central » (conformément au positionnement adopté et revendiqué par ses membres) aurait été ménagé au bénéfice du groupe Libertés et Territoires, s’il avait siégé au Bundestag. Or tel n’est pas le cas en France, où la culture politique est tendanciellement conflictuelle et « romanesque »22. À l’inverse, le système de gouvernement allemand se caractérise par un penchant très net au consensualisme. L’on pourrait même prétendre qu’une certaine « aspiration à l’harmonie »23 y prédomine de très longue date.

Voilà pourquoi ces règles entourant la division politique du plénum du Parlement fédéral ne se retrouvent pas dans le règlement de la chambre. Informelles, elles relèvent directement du président de la Diète : dans un tel cas de figure, celui-ci mènerait des négociations avec l’ensemble des groupes constitués, afin d’aboutir à une solution amiable. À l’égard de la constatation concrète de la répartition des places entre divers groupes, certains aspects jouent un rôle décisif. Ainsi cette dernière dépend-elle du rapport de forces entre les groupes, de leur souhait d’une répartition des places aussi fermée que possible à l’intérieur des blocs partisans, du nombre de groupes, ainsi que de considérations architecturales, techniques et de sécurité tenant à la configuration matérielle de la salle des séances elle-même.

Au sein de leurs secteurs respectifs, les groupes du Bundestag décident souverainement de l’attribution des sièges à leurs membres. D’ordinaire, seules les places des premiers rangs font l’objet d’une affectation permanente au profit de quelques élus. Il s’agit généralement des personnalités politiques les plus éminentes. Aussi les députés sont-ils libres de choisir leur place à l’intérieur du secteur de leur groupe. S’agissant des députés ayant quitté leur formation et demeurant non-inscrits, ils sont généralement relégués à une place se situant derrière leur groupe d’origine, sans y être rattachée. Du reste, le phénomène des non-inscrits est plus marginal qu’en France24, où ils sont actuellement 14 à l’Assemblée nationale et cinq au Sénat : au Bundestag, leur nombre n’a jamais durablement excédé les six députés depuis 196125. L’on en dénombre quatre sous l’actuelle législature.

Que ce soit en Allemagne ou en France, ce sont principalement des règles juridiques non écrites qui régulent la division politique de la salle des séances des assemblées parlementaires. Les fondements textuels sont plutôt rares dans ce domaine, si ce n’est à l’Assemblée nationale et au Sénat sous la forme d’« habilitations »26 : conformément à la nature politique du droit constitutionnel (y compris dans une acception matérielle), leur vocation est de fournir un cadre au jeu parlementaire que les acteurs s’approprient et, ce faisant, concourent à façonner eux-mêmes.

À cet égard, le recours à la méthode comparatiste (tant dans le temps que dans l’espace) souligne les spécificités des cultures politiques des chambres parlementaires : un nouveau groupe aurait pleinement été intégré dans l’hémicycle du Bundestag, ainsi que dans celui du Sénat, tandis qu’il ne le sera peut-être jamais au Palais Bourbon, faute d’accord entre les groupes. La situation est d’autant plus paradoxale que ces derniers non seulement répondent (hier comme aujourd’hui) à « des questions d’organisation interne des assemblées »27, mais en outre révèlent « la physionomie politique »28 de la chambre où ils siègent. Selon la formule de Vincent Auriol, « ils contribuent à la clarté politique, à l’ordre parlementaire »29.

Si le consensualisme préside le plus souvent outre-Rhin, la conflictualité règne dans l’Hexagone. Tel est particulièrement le cas à l’Assemblée nationale, où la création d’un huitième groupe a conduit à une certaine « balkanisation »30 de la vie parlementaire. D’une part, la prolifération des groupes minoritaires pourrait avoir pour conséquence de dépouiller de certains de leurs droits les groupes d’opposition, l’article 51-1 de la constitution n’établissant aucun monopole à leur bénéfice31. Ainsi l’espace originellement prévu pour l’opposition parlementaire est-il susceptible de se réduire à l’excès. D’autre part, le groupe Libertés et Territoires ne dispose pas exactement des mêmes droits que les autres formations siégeant au Palais Bourbon. Ses membres continueront à siéger séparément, ce qui paraît aller directement à l’encontre du parlementarisme de groupes en vigueur depuis six décennies en France. D’ici à la prochaine session, ce groupe n’obtiendra pas non plus de mission d’information ni de création de commission d’enquête. Symptomatiques d’une forme de « minorisation de la minorité », ces pratiques contredisent à l’évidence l’esprit du règlement de l’Assemblée nationale32. L’exemple sénatorial tend à en attester, puisque les dispositions réglementaires observées au palais du Luxembourg sont très similaires.

Quoique l’Allemagne et la France s’adonnent toutes deux à la démocratie parlementaire (majoritaire), les résultats concrets diffèrent très notablement selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre du Rhin et, même, suivant la chambre considérée. Ce détour par le droit comparé dans le temps et dans l’espace aura tendu à souligner l’infinie diversité des possibilités de configuration du système de gouvernement parlementaire. Celui-ci est riche de variantes distinctes tant sur le plan du droit positif que des cultures qui le sous-tendent.

 


1 – V. la dépêche de l’AFP du 23 octobre 2018 relative aux députés perturbant la photographie panoramique de l’Assemblée nationale.
2 – Ibid.
3 – L’article 104 du règlement du Sénat comporte des dispositions analogues (v. infra).
4 – S’agissant des présidences des groupes d’amitié, la répartition à la proportionnelle des groupes qui est entérinée en début de législature ne saurait être remise en cause, y compris avec l’apparition d’un huitième groupe durant cette même législature. Si un président de groupe d’amitié désormais membre du groupe Libertés et Territoires démissionnait de son mandat de président de groupe d’amitié, alors la fonction reviendrait normalement à un parlementaire du groupe politique qui l’a fait élire, plutôt qu’à un député Libertés et Territoires, conformément au partage négocié au début de la législature. Certes, quatre parlementaires de ce nouveau groupe président des groupes d’amitié, soit à peu près autant que La France Insoumise et la Gauche Démocrate et Républicaine, mais c’est au titre de leurs appartenances précédentes et cela tient au hasard.
5 – JO débats, Assemblée nationale, 1re séance du 23 octobre 2018, p. 10568.
6 – JO débats, Assemblée nationale, 1re séance du 24 octobre 2018, p. 10655.
7 – Mirkine-Guetzévitch B., « Le parlementarisme sous la Convention nationale », in Barthélemy J. et Mirkine-Guetzévitch B., Le droit public de la Révolution, 1937, Sirey, not. p. 91.
8 – Pierre E., Traité de droit politique électoral et parlementaire, 5e éd., 1924, Librairies-imprimeries réunies, p. 951.
9 – Connil D., Les groupes parlementaires en France, 2016, LGDJ, p. 19.
10 – Pierre E., Traité de droit politique électoral et parlementaire, 5e éd., 1924, Librairies-imprimeries réunies, p. 951.
11 – Ibid.
12 – Recueil général des lois, décrets, ordonnances depuis le mois de juin 1789 jusqu’au mois d’août 1830, Administration du Journal des notaires, 1839, p. 3.
13 – Sieyès E.-J., Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789, 2e éd., p. 93-94.
14 – V. not. Connil D., Les groupes parlementaires en France, 2016, LGDJ, p. 20. Le tirage au sort a également présidé à la composition des bureaux et des commissions jusqu’en 1910 à la chambre basse et 1921 au Sénat. Hérité des états généraux d’ancien régime, ce système comportait des nombreux « vices » (Benetti J., Droit parlementaire et fait majoritaire à l’Assemblée nationale sous la Ve République, Thèse, Université Paris 1, 2004, p. 254). Faisant une part excessive au hasard, il aboutissait à des distorsions en matière de représentation des forces parlementaires au sein des organes de travail des assemblées.
15 –De Chateaubriand F.-R., Mémoires d’outre-tombe, t. 4, 1975, Garnier, p. 135 ; Prévost-Paradol L.-A., La France nouvelle, 10e éd., 1869, Lévy, p. 310-311. Jürgen Habermas y a vu la première formulation d’un règne de l’opinion publique (L’espace public, Payot, 1978) ; sur ce point, v. Rosanvallon P., Le bon gouvernement, 2015, Seuil, p. 282-288.
16 – Pierre E., Traité de droit politique électoral et parlementaire, 5e éd., 1924, Librairies-imprimeries réunies, p. 952.
17 – Telle a, d’ailleurs, été la démarche adoptée par Richard Ferrand le 23 octobre 2018.
18 – V. Connil D., Les groupes parlementaires en France, 2016, LGDJ, p. 30.
19 – « 1. Lors de la première réunion du Sénat, après son renouvellement, il est procédé à une attribution provisoire des places dans la salle des séances.
2. Dès que les listes des membres des groupes ont été publiées, conformément à l’article 5, le président convoque les représentants des groupes en vue de procéder à l’attribution définitive des places.
3. Vingt-quatre heures avant cette réunion, les membres du Sénat n’appartenant à aucun groupe et non apparentés doivent faire connaître au président à côté de quel groupe ils désirent siéger ».
20 – Indications fournies par les services du Bundestag.
21 – V. notre texte : « La loi électorale allemande entre réforme et stabilité », in La loi électorale en Europe, Société de législation comparée, 2018, n° 35, p. 19-37. L’on remarquera qu’en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Danemark et en Suède, il n’existe pas de seuil pour la formation d’un groupe parlementaire.
22 – Malraux A., Le Miroir des limbes (1976), t. 2, 2012, Gallimard, p. 219.
23 – Grosser D., « Die Sehnsucht nach Harmonie : historische und verfassungsstrukturelle Vorbelastungen der Opposition in Deutschland », in Heinrich Oberreuter (dir.), Parlamentarische Opposition. Ein internationaler Vergleich, 1975, Hoffmann und Campe, p. 206-229.
24 – Sept à l’Assemblée nationale en 2012, ils étaient 25 le 21 juillet 2017. L’on en comptait 18 avant la création du groupe Libertés et Territoires. Sur ce point, v. notre texte : « Les députés non-inscrits, une survivance ? », Constitutions 2018, p. 42-49.
25 – Le Divellec A., Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, 2014, LGDJ, p. 89-93.
26 – Le Divellec A., « Le prince inapprivoisé », Droits 2006, n° 44, p. 106.
27 – Camby J.-P., « Le droit parlementaire, droit de la minorité ? », in Mélanges Pierre Avril, 2001, Montchrestien, p. 424.
28 – JO débats, Chambre des députés, séance du 10 juin 1932, p. 2290.
29 – JO débats, Assemblée nationale constituante, séance du 31 janvier 1946, p. 194.
30 – Bergognous G., « La multiplication du nombre de groupes parlementaires : pluralisme ou balkanisation de la représentation nationale ? », Constitutions 2018, p. 376.
31 – Hérin J.-L., « Les groupes minoritaires : un nouveau concept entre droit et politique », Pouvoirs 2013, n° 146, p. 57-69.
32 – Sur ce point, v. Camby J.-P. et Servent P., Le travail parlementaire sous la Ve République, 2011, LGDJ, not. p. 31-37.

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